Crise du récit ou récits de la crise ?

L’incertitude où nous plongent les dérèglements climatiques et sanitaires sur le temps long nous ferait-elle douter de notre capacité à en saisir la portée pour en conjurer le cours ?  Et il faudrait à nouveaux frais  méditer  cette  remarque d’Albert  Camus : « mal nommer les choses c’est rajouter au malheur du monde. »

Le plus étonnant est cette propension à la déploration qui va s’accentuant. Telle romancière s’interroge avec rigueur sur les nouvelles concurrences fictionnelles au livre : des séries bien construites, addictives et faciles d’accès, ou, a contrario des narrations sans distance, étalage complaisant du tout à l’égo au moment des prix littéraires ; elles détournent le lecteur de la forme du roman classique et des promesses de vérités qu’il détient par le détour de l’imagination narrative.

De son côté, l’anthropologue Nasstaja Martin constate les dégâts irrémédiables qui altèrent la relation entre telle tribu animistes de chasseurs de caribous et leur habitat défiguré par la production pétrolière dans des régions subarctiques de l’Alaska. Elle en vient à conclure que le récit devient difficile dès lors que les liens avec l’environnement et les « non-humains » se distendent. Du voisinage  antérieur qui disait ce qu’il en était des correspondances entre ces hommes et les âmes des animaux, il ne reste plus de cette parenté d’hier que l’évocation à titre de souvenir. Pour d’autres tribus qui ne se résignent pas, l’issue est l’exil au plus profond de la forêt vers de nouvelles terres plus accueillantes. Elles sont portées par des récits inépuisables qui les entrainent vers de nouveaux territoires de chasse.

En contrepoint de ce présent féroce où 68% des espèces vertébrées ont disparu et où la maison brule jusqu’à un point de non-retour pour la forêt amazonienne, un thème prend vigueur : celui du chasseur-cueilleur. Erigé en modèle vertueux du développement humain, le mythe du bon sauvage est de retour.  Cette fois ce n’est pas le naufragé qui a  perdu son navire et trouvé l’ ile espérée,  mais tout un écosystème épuisé qui n’a plus rien d’un jardin d’abondance et de fruits paradisiaques à offrir.

Est-ce la joie du citadin tout soudain enivré d’un nouvel usage du monde entre deux parenthèses covidiennes ? Un contact éphémère renoué au cosmos sur un lopin de terre que seulement il effleure et ensemence en lui demandant pardon. Il y a là l’émergence d’un récit qui a au moins le mérite de tenter dans sa simplicité voire sa naïveté  même de renouer à une appartenance à la terre et de démentir la vieille dualité entre nature et culture.

Cette crise du récit dont il est question à la lecture de tel ou tel article ne serait-elle pas plutôt celles des valeurs qui par temps de certitude en assurait le déploiement. Le récit d’un productivisme aveugle déniant ses effets dévastateurs et inégalitaires n’est plus le mantra dominant et incontesté. Les concurrences  narratives s’affrontent aujourd’hui sans ménagement pour un avenir que l’on souhaite meilleur. Projeter les diagonales de nos désirs  et de nos aspirations sur la toile d’un présent saturé de passions tristes reste plus que jamais l’apanage  de la fiction.

Article écrit par Henri Perilhou

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